Acerca de
Récit
Il a perdu sa chaussure
Il a perdu sa chaussure.
Son unique chaussure.
Il n’est plus question de paires, depuis qu’il a été amputé il y a 3 semaines.
Complication de son diabète.
Assis sur son lit, il s’agite, la cherche des yeux. Sans sa chaussure et sans aide, il ne se sent pas capable de se lever. Des gestes qui étaient anodins, il y a quelques semaines, lui semblent à présent insurmontables.
Pour moi, tout cela n’est rien. Je me baisse, la vois sous le lit, il me suffit de tendre la main.
Geste anodin, celui de ramasser une chaussure.
Geste naturel, celui de venir en aide à celui qui n’en semble pas capable.
Si une personne âgée se plie en deux pour essayer de ramasser ses lunettes par terre, il est impossible pour une personne plus agile de résister plus de quelques instants à l’envie de les ramasser pour elle. Mais l’élan est-ce un acte de sollicitude, ou ne s’agit-il pas plutôt de le faire à sa place ?
Dans une relation de soin, c’est une tension permanente : comment prendre soin de quelqu’un sans se mettre à faire ses gestes à sa place ? Car le fait qu’on soit plus agile, ou plus capable, ne veut pas forcément dire que l’autre en est incapable.
Dans le cas de la chaussure, je l’ai ramassée sans me poser de question. Erreur de débutante. L’erreur n’était pas celle de l’aider, il le fallait, mais celle de l’aider sans lui demander au préalable de quoi il était capable.
Et par ce geste, je l’ai privé de quelque chose : un pas dans son retour vers l’autonomie, ce chemin fait d’ajustements qu’il va devoir reprendre hors de l’hôpital.
Il aurait fallu que je le laisse un instant trouver ses marques, peut-être se mettre au bord du lit, pencher la tête pour y voir la chaussure dessous. Il aurait fallu que je m’empêche, un instant, de faire à sa place.
Si se précipiter pour venir en aide est naturel, s’empêcher de le faire requiert un effort certain. Quelques jours plus tard, je me suis forcée à le laisser essayer d’enfiler seul les 2 jambes de son short. Il a grommelé à me voir rester là debout et le laisser galérer en lui disant : « essayez seul, je vous viens en aide quand ça devient impossible ». Mais sans bouger le petit doigt.
J’ai souffert. Ces quelques minutes m’ont semblé une éternité.
J’ai failli craquer.
Et puis la magie de la dignité a opéré. Il a fini par y arriver seul. Son visage s’est illuminé, son ton s’est apaisé, il m’a remercié.