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Récit

Existe pour elles

Elle veut qu’on l’appelle par son prénom, Colette. Et surtout pas de Madame. Son « je n’ai jamais été mariée » résonne comme une fierté.

J’imagine une femme qui a été puissante. Elle parle de son passé à la radio, de ses articles, des hommes qui prennent toute la place, des femmes qui sont infectes. Malgré nos nombreuses conversations sur ce sujet, il est difficile de cerner quel y a été son rôle, mais il en reste un sentiment de lutte et de fierté.

Mon imaginaire s’emballe et je la vois journaliste brillante, spécialiste de l’opéra. Elle avait 20 ans dans les années 50, 40 dans les années 70. A-t-elle couvert des performances de Maria Callas ? 

 

Son langage est soutenu, même si ces propos sont très souvent incohérents.

Ses yeux sont vifs, ses doigts longs et fins, les légères déformations dues à l’arthrose les rendent encore plus beaux. Une bague qu’elle ne quitte pas orne son majeur gauche. Elle est beaucoup trop grande maintenant, elle a dû perdre beaucoup de poids depuis son arrivée à l’hôpital.

Je n’ose pas l’enlever, cette bague, quand je l’aide à faire sa toilette, et comme j’ai la chance d’être stagiaire, je prends le temps de passer du savon, de rincer et de sécher consciencieusement autour de sa bague.

C’est une bague tressée, d’un métal peu noble puisqu’il est légèrement abîmé sur les rondeurs. Mais il semble que c’est la seule chose qui lui reste, avec un roman de Romain Gary qui ne bouge pas de sa table de chevet puisqu’elle ne peut plus lire. Quant à ses vêtements, ils ne sortent plus vraiment de son placard : ses pantalons de tailleur et ses chemises ajustées sont devenus impossibles à enfiler. Son corps est beaucoup moins souple, et son alitement permanent n’améliore pas sa flexibilité.

 

Elle est alitée parce qu’elle souhaite rarement sortir de son lit.

Pour éviter des lésions, il faut qu’elle se mette de temps en temps dans un fauteuil en position assise. A chaque fois que je lui propose, elle accepte le principe, mais une fois assise, elle s’enferme dans le silence, se faisant parfois passer pour morte.

Les tentatives de discussions, de diversions, d’occupations sont vaines. Il n’y a guère que la sortie pour aller voir le grand magnolia de la terrasse de l’hôpital qui la ravive. Mais, en cette fin d’hiver, il fait froid et les nombreuses couvertures ne suffisent pas à la protéger.

Un matin, je me dis que, si elle a effectivement passé ses journées en conférence de rédaction et ses soirées à l’opéra, sa dignité est blessée quand elle se trouve assise dans un fauteuil roulant au milieu d’une salle à manger vide avec des voisins qui n’entendent pas ou échangent par salves agressives d’Alzheimer.

Je décide de l’aider à creuser son passé et lui propose d’écrire, puisque c’est, selon elle, ce qu’elle faisait de mieux.

Elle saisit la feuille que je lui tends, un feutre d’enfant (seul matériel disponible dans cette salle à manger d’hôpital). Elle lève les yeux au ciel, puis pose doucement quelques lettres tremblantes en oblique, en plein milieu de ce grand papier blanc. Puis elle pose le feutre.

Je déchiffre.

« D’abord le silence ».

Elle est poète ! 

Je l’encourage à continuer. Mais elle se dit trop lasse et ne pas savoir qu’écrire.

Je vais chercher dans nos conversations passées des sujets qui l’animaient. Dans quelques moments de lucidité, elle s’indignait des conditions de travail des infirmières et des aides-soignantes. Vous pourriez en faire un article ? Elle aime l’idée, reprend le feutre vert, lève à nouveau les yeux, puis écrit péniblement, finit ce qui semblent être trois mots. 

Elle s’arrêtera définitivement cette fois-ci.

Et il me faudra un bon effort pour déchiffrer.

Le choc en sera d’autant plus intense.

« Existe pour elles ».

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