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Récit

Celui de la maison

Elle a sonné 26 fois en une journée. 

26 fois.

Pauline a compté.

Ça fait une fois toutes les demies-heures en moyenne.

Si les 20 patients du service sonnaient à la même fréquence, l’équipe serait appelée presque toutes les minutes. Intenable.

Surtout que ses motifs d’appel ont parfois de quoi fait grincer des dents : « à quelle heure est servi le petit déjeuner ? » (elle a été hospitalisée dans ce service en cumulé plusieurs mois cette année, elle connait l’heure du petit dej), « vous pouvez me réinstaller mon oreiller ? » (on l’a déjà fait il y a 10 minutes), « vous pouvez me passer mon téléphone ? » (il est à portée de main).

Dur de ne pas perdre son sang-froid. 

Il est évident qu’elle est tendue, inquiète et que la seule chose qui la rassure est d’avoir quelqu’un à ses côtés. Notre exaspération vient aussi du fait que toute l’équipe le sait, que toute l’équipe aimerait bien être disponible pour lui assurer cette présence, mais c’est impossible.

Alors on passe, à tour de rôle, en levant les yeux au ciel, souvent, en essayant de lui expliquer qu’il faut qu’elle patiente un peu, parfois. On lui remet son oreiller bien sûr, cela nous prend quelques secondes. Mais on reste peu, finalement, car on sait qu’elle demandera à nouveau notre présence dans quelques minutes.

Et la spirale est en mouvement. On reste peu, elle se sent seule, elle appelle, on passe mais en anticipant le prochain appel, on reste peu, etc.

Le pire est qu’on ne comprend pas pourquoi. Elle n’a pas ni troubles cognitifs, ni neurologiques. Une psychiatre parle de persévération. Sans trop l’avouer, on se cache derrière cette incompréhension. Elle reste un mystère, et on en reste là.

Quand on rentre dans sa chambre, il faut répondre à un flux intense de sollicitations.

A peine le gant posé sur le visage, elle demande à ce qu’on l’installe dans son fauteuil. A peine le dos séché, elle demande à ce qu’on lui donne son téléphone. Patiemment (ou pas), on lui répond que oui mais dans quelques instants, le temps de …

Et finalement, il nous reste peu d’opportunités de la connaître. 

Un jour, en lui passant son savon à la lavande, Lauriane lui demande si c’est une senteur courante sur son île. Elle nous raconte un peu. Le soleil, la mer, les senteurs, … La spirale est brisée. 

Tout d’un coup, je réalise qu’elle vient de quelque part, qu’elle a une histoire, des souvenirs et sûrement des projets. Je réalise qu’elle n’est pas seulement le numéro 14 qui s’affiche sur l’écran 26 fois par jour et qui nous fait lever les yeux au ciel.

Je la vois, elle, et non plus le mystère exaspérant dans lequel je l’avais, par réflexe, enfermée.

C’est un défi pour une équipe soignante de ne pas réduire un patient à sa maladie. C’est un très beau défi : rencontrer une femme, un homme au-delà de la souffrance, de la vulnérabilité et de leurs manifestations parfois insoutenables pour eux et pour nous.

Après la révélation du soleil corse, je prends confiance, je me détends. Je redeviens moi, face à elle. Quand elle me demande de lui installer correctement son oreiller, non pas celui de l’hôpital, le sien, celui qu’elle a apporté de chez elle, je la taquine : « un petit savon à la lavande, une petite crème visage, un oreiller maison, un peu plus et on se met en mode spa ». Elle ne répond rien mais me sourit. Pour la première fois depuis des semaines, je la vois sourire. C’est presque un choc. Elle a saisi mon ironie. Non seulement elle est de quelque part, elle a une histoire, des souvenirs, mais elle a un esprit. Un esprit qui tourne vite et pas seulement en boucle, et qui sait saisir la taquinerie et y goûter, même avec élégance.

Ce jour-là je me dis que, quand elle sonnera, si je suis disponible, j’irais bien volontiers remettre son oreiller en place et essayer de découvrir un peu plus qui elle est derrière sa persévération.

26 fois par jour, j’ai de la marge ….

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