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Récit

Ça ne se fait pas

Nous sommes à la fin du mois de janvier, l’hiver est déjà bien installé, les journées trop courtes. C’est le tout début de notre formation. Un mois de cours, intense et désorganisé, a réduit notre énergie et notre patience comme peau de chagrin.

La promo a fait connaissance, certes, mais de manière superficielle. Des petits groupes sont formés, juste pour se sentir moins seul. La confiance n’est pas encore complètement installée.

En fin d’après-midi ce jour-là, les paupières sont lourdes. 

Certains résistent, droits, avec quelques égarements où les paupières tombent et entrainent la tête avec elles, quelques secondes avant qu’un sursaut ne les ressaisisse.

D’autres, en revanche, ne cherchent pas à résister. Ils posent leurs têtes au creux de leurs deux bras croisés sur leurs cahiers ouverts, et s’endorment.

L’anthropologue, elle, continue son cours, imperturbable. Il lui reste tout de même quelques élèves éveillés, et certains même intéressés.

Le soleil est couché depuis un bon moment quand le cours prend fin. L’atmosphère est cotonneuse. Nous nous levons sans précipitation, sans grande motivation pour sortir dans la nuit et rejoindre les transports en commun parisiens.

Telle une troupe de paresseux en mouvement, nous descendons lentement les escaliers de l’amphi quand une agitation surprenante saisit les premiers rangs. Les mouvements sont brusques, les cahiers sont fermés et enfoncés dans les sacs avec brutalité. Autant ceux qui ont servi de recueil de notes plus ou moins douloureuses sur l’anthropologie de la mort que ceux qui ont servi d’oreillers. La tension est tout d’un coup palpable. Le ton monte : « ça ne se fait pas ! », sans qu’on ne perçoive bien qui reproche quoi à qui.

Il n’y pas plus aucun cahier sur les tables, l’amphi se vide. Elles sont deux à rester et le motif de la dispute devient plus clair. L’une reproche à l’autre d’avoir dormi pendant tout le cours (« ça ne se fait pas ! »), l’autre lui reproche de se mêler de ce qui ne la regarde pas (« ça ne se fait pas ! »). Affrontement de valeurs. Le respect n’a pas la même couleur.

La colère ne retombe pas. Elles partent, chacune de leur côté, convaincues du manque de respect de l’autre.

Dans un service hospitalier, cet affrontement de valeurs a lieu tous les jours, entre un soignant et un médecin, entre un soignant et un patient, entre un soignant et un agent… Il faut une bonne dose de connaissance de soi, de connaissance de l’autre, de recul et de confiance pour ne pas céder à la colère. 

Un mois de cohabitation entre futures aides-soignantes dans une atmosphère hivernale a eu raison de la tolérance. La colère a vaincu. L’état des cahiers en témoigne.

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