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LETTRE A LA COULEUR ROUGE
APRÈS TURNER, PEINTURES ET AQUARELLES

Musée Jacquemart André (Paris), le 18 juin 2020.

 

 

Ma chère Rouge,

 

Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire…

“Accepté par la nation dans le cadre du legs Turner en 1856“.

Cette petite mention sur l’étiquette dans la partie officielle réservée à la provenance du tableau m’a amusée. Non seulement le propriétaire des œuvres n’est rien d’autre que la nation anglaise (j’imagine que c’est l’anglaise…), mais celle-ci a fait l’immense honneur au peintre d’accepter son don. 

Il n’y a que les anglais pour une trouvaille pareille. Ils sont fous, dirait même Obélix.

Et je le dis avec toute ma tendresse envers eux. Une petite partie de mon cœur est toujours là-bas. 

Et c’est pour cela qu’au-delà de l’enthousiasme d’aller voir Turner à Paris, j’étais très excitée à l’idée d’avoir un bout de la Tate au musée Jacquemart André.

Et la rêverie a pris forme dès les premières salles grâce à ces noms de lieux qui me font voyager : Stourhead ; Blair Atholl, Killiecrankie ; Kilgerran, Pembrokshire.

J’aurais voulu reprendre mes bottes et mon bâton, parcourir les collines, y marcher sans penser à rien, rêver de croiser Mr Darcy tout juste sorti d’un roman de Jane Austen, ..

 

Mais je reviens à la réalité, toute aussi douce puisque je suis entourée par des aquarelles de Turner. Le tout est impressionnant évidemment.

 

Une parmi toutes les autres se distingue pourtant. Une tache rouge, comme une goutte de vin, se fond dans un lavis noir. La masse est sombre, intense même, et pourtant une impression de légèreté se dégage. 

C’est une épave.

Dans un geste d’une immense liberté, il a synthétisé la forme de manière fulgurante. Elle est presque abstraite, mais on devine le bateau en détresse. On le voit à la fois se heurter à la violence des flots, et à la fois s’y dissoudre, sans bruit. 

Vertigineux. 

Cette aquarelle ne me quittera plus.

 

Tout comme un peu plus loin, l’image du manteau d’Énée accompagnant Didon à la tombe de son époux. Ce n’est pas tant le fait que ce manteau soit une minuscule petite tache rouge dans un gigantesque tableau qui irradie toute une pièce, mais surtout qu’en m’approchant un peu, j’y vois des nervures d’un rouge différent. 

Des nervures qui m’agacent, me dérangent. On dirait des craquelures propres à la technique de l’huile qui ont été comblées à la hâte avec un vermillon sorti direct du tube. 

Et le manteau d’Énée est massacré.

Et pourtant dans un autre tableau de l’Énéide, le Rameau d’or, quelques salles plus tôt, les craquelures avaient été laissé tranquilles, et en étaient pleines de poésie. Une était presque en spirale, l’autre en dispersion radiale, les deux apparaissant dans l’immense ciel du paysage. On aurait dit que le temps, seul, était venu ajouter des morceaux d’univers, un soleil et des étoiles, à la création de Turner.

Faut-il alors laisser le temps faire ? Ou faut-il intervenir pour sauver l’œuvre, quitte à prendre des risques comme pour le manteau d’Enée ? Je crois que – très naïvement je l’admets - j’aimerais pencher pour la première, et rêver d’un tableau comme d’un autre duquel on vient à la rencontre, un être qui, à défaut de vivre, évolue, et par conséquent notre façon de le rencontrer (nos sensations) avec.

« La peinture nous met des yeux partout : dans l’oreille, dans le ventre, dans les poumons (le tableau respire…) » dit Deleuze dans Francis Bacon logique de la sensation.

Un peu comme cela.

 

Bavures et craquelures …

Avec toute mon amitié,

Stéphanie.

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