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LETTRE A LA COULEUR ROUGE
APRÈS OTTO FREUNDLICH, LA 
RÉVÉLATION DE L'ABSTRACTION

Musée Montmartre, le 8 juin 2020

 

 

Ma chère Rouge,

 

Cette lettre ne sera pas comme les autres.

Cela fait trop longtemps que je ne t’ai pas écrit. J’ai perdu l’habitude et après tant de semaines de silence, j’ai du mal à ménager mes émotions…

 

Je ne sais pas si c’est le goût de la liberté retrouvée, le plaisir de grimper tout en haut de Montmartre à vélo, le fait de tomber au hasard d’un tournant sur le Bateau-Lavoir sur le chemin, ou tout simplement la joie de te voir là, après ces mois de séparation, mais j’avais le cœur serré.

 

Je ne connaissais ni le musée, ni Otto Freundlich, et il y a toujours une joie supplémentaire dans la découverte.

 

Otto. Un inconnu dont je me suis sentie si proche dès les premières œuvres : une ligne franche mais sensible dans ses dessins, des zones vides comblés par des coups de crayons en stries, une décomposition systématique en morceaux, des esquisses avec des noms de couleurs pour remplir les espaces ….

 

Mais surtout un désir de dire son amour pour l’humanité, malgré tout, « un amour profond pour ce qu’on peut trouver de plus noble chez l’homme » (M. Raynal).

Mais comment fait-on quand on est artiste pour traduire ce désir dans ses œuvres ? Pas évident. Et pourtant, Otto arrive à le faire avec simplicité.

 

Je suis émerveillée de voir cela dans un de ses premiers dessins (Groupe, 1911). Au crayon, ils enchevêtrent des lignes et des formes. C’est un groupe. Ils sont assis ou debout collés les uns aux autres. Leurs corps se touchent, s’entrelacent. Ils se regardent, tendent leurs mains vers l’autre. Il n’y a pourtant rien de sensuel, ni d’érotique. C’est, dans une infinie douceur et tendresse, un mouvement d’entraide, où les corps font corps ensemble, où chacun se tourne vers l’autre, « une vertigineuse interprétation des rapports sociaux ». 

 

Dans ses peintures, ses vitraux, ses mosaïques, ses couleurs opèrent aussi la même magie. Juxtaposées, elles n’opposent pourtant pas et donnent l’impression de faire qu’un. 

A nous faire rêver en ces temps troublés.

J’ai frémi devant son Hommage aux gens de couleur, 1938, son cri silencieux contre la xénophobie fasciste. S’il savait …

 

Et dans cet émerveillement permanent, toi, ma chère Rouge, tu étais partout, sublime, rayonnante, parmi tes pairs. J’étais émue.

Mais mon sang a fini par se glacer, en te voyant mettre en valeur le mot « Kunst », sur le catalogue réalisé par les Nazis pour stigmatiser l’art moderne, dégénéré selon eux. Le mot est beau pourtant (Art en allemand). Mais la perfidie de son détournement est insoutenable. 

D’autant plus que c’est une reproduction d’une de ses œuvres qui est en couverture. Une manière pernicieuse de le déposséder de son humanité. Tout comme détruire une partie de ses œuvres conservées par les musées allemands.

 

Alors avec frénésie il s’est lancé dans la reproduction, de mémoire, d’une liste de ses œuvres disparues. Nœud a la gorge. 

C’est impossible de reproduire une de ses propres œuvres, c’est trop dur. 

Et pourtant … c’est un cri d’appel devant la peur de disparaitre, le besoin de savoir que quelque chose lui survivra, dans cette humanité qu’il chérissait, cette humanité qui l’a envoyée au camp de Sobidór où les Nazis l’ont fait disparaitre, cette fois-ci, lui.

 

Il n’aura même pas eu le temps de finir sa dernière Composition, 1940. Un trait rouge qui annonçait une forme qui ne sera jamais. 

Avec toute mon amitié,

Stephanie.

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