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LETTRE A LA COULEUR ROUGE
APRÈS EL GRECO AU GRAND PALAIS

8 janvier 2020

Ma chère Rouge,

 

Partagée entre le bonheur de pénétrer dans la lumière du maître des couleurs de la Renaissance, et l’exaspération de me faire bousculer par les centaines de touristes qui avaient eu la même bonne idée que la mienne, j’aurais finalement bien aimé pouvoir faire comme Léonor de Récondo, vivre une nuit seule au Museo del Greco à Tolède.

 

J’aurais voulu m’asseoir une heure à contempler l’Assomption, monumentale, vibrante, mystique.

J’aurais voulu goûter une éternité à ce portrait de Saint Joseph, si différent des autres, presque attendrissant, las mais bienveillant.

J’aurais voulu ressentir pendant plus d’une demie-seconde que j’étais en présence de l’œuvre, non pas d’une grande idée nébuleuse sortie d’un recueil d’histoire de l’art inspirant le respect, mais d’un homme qui avait le même métier que le mien.

J’aurais voulu être seule.

Hélas, l’heure n’était ni à la contemplation, ni au repos.

 

Peu importe. C’est parfois sous la contrainte que l’existence est la plus dense.

Et puis peu importe. Puisque je t’y ai trouvée.

Éclatante.

Partout.

Avec une teinte spéciale, tirant vers le rose et relevée parfois d’une teinte orange.

« Son rouge », comme le formulait Cocteau.

Tu étais avec les autres le signe de l’immense audace de celui qui avait pris le parti de la couleur dans sa querelle avec le dessin, celui qui préfigurait Cézanne, celui qui reste inclassable.

 

Alors pour pigmenter mon parcours, puisqu’on te voyait partout, je t’ai cherchée là où on te voyait le moins : dans les petites touches de pinceaux discrètes et isolées, dans la commissure de lèvres, dans une goutte de sang, dans un détail de dentelle.

Et te voilà, coquine une nouvelle fois dans la marque d’un sceau, celui à la cire retenant un petit morceau de papier, avec une inscription en grec qu’il m’est impossible de déchiffrer. Un peu partout dans un recoin sans importance de ses tableaux monumentaux.

Une ribambelle de post-it version Renaissance.

Mais des post-it pour quoi ?

En grec, ce n’était certainement pas destiné à être lu par les princes et papes des cours italiennes et espagnoles.

Un message à lui-même ? Un appel à la persévérance face aux difficultés d’être un étranger ?

Une tentative d’apposer sa marque individuelle, à l’époque où la signature était un acte réservé aux « génies » du moment ? Un acte politique propre à cette période de l’histoire pour revendiquer le statut d’artiste et leur émancipation individuelle en dehors de l’artisanat.

Peut-être un peu tout à la fois. 

Un cri d’existence, tout simplement.

Oui en faisant l’effort, on devine son nom : Domínikos Theotokópoulos.

Un cri de rappel au monde de sa singularité, de son talent, de son statut de déraciné, de son existence, tout simplement. 

Des post-it qui auront traversé l’histoire, comme des bouteilles à la mer, du cœur de la Méditerranée aux côtes de l’Europe…

Avec toute mon amitié,

Stéphanie.

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