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LETTRE A LA COULEUR ROUGE
APRÈS CÉZANNE ET LE RÊVE ITALIEN

Musée Marmottan-Monet (Paris), le 11 juin 2020.

Ma chère Rouge,

 

Pour la première fois de ma vie, j’ai fait sonner l’alarme d’un musée.

Et le pire c’est que comme je suis à moitié sourde, je ne m’en suis pas rendu compte. Il a fallu qu’un agent de sécurité vienne me dire de m’éloigner des tableaux.

Vexée.

Furieuse même d’avoir été prise en défaut, et frustrée de ne pouvoir continuer à saisir les détails de près, j’ai failli envoyer l’agent par la fenêtre, et pleine de mauvaise foi, j’ai grommelé que le musée aurait pu mettre des marquages au sol, si c’était interdit de s’approcher de toiles.

 

J’étais de mauvaise humeur. 

Assez déçue de ce que je venais de voir en haut.

Après avoir eu le plaisir de passer trois jours dans la vie de Cézanne grâce au mots délicieux du roman de Mika Biermann, je me faisais une joie de voir ses œuvres, ses couleurs, ses fragmentations, de les toucher avec mes yeux.

L’exposition avait bien commencé d’ailleurs avec une comparaison de Cézanne avec les maitres italiens, Le Tintoret ou Luca Giordano, montrant l’agilité de Cézanne à s’inspirer de la composition de certaines de leurs scènes religieuses pour les transformer en scènes profanes, violentes interprétations de faits divers de l’époque. Ce sont des œuvres des années 1870, où la peinture est étendue sur la toile avec générosité, ce qui augmente la morbidité de la scène, comme si la matière sortait de la toile pour faire revivre les meurtres de cette fin de 19ème siècle, là, dans les couloirs du musée Marmottan.

 

Mais après un début saisissant, dans la grande salle, tout devient flou, on ne saisit plus qui est de Cézanne ou d’un autre, on ne sait plus quoi est de la Provence ou de Naples, ou de Rome, on ne sait plus quel artiste est italien ou juste amoureux de l’Italie. Je suis perdue. Tu n’es même pas là, ma chère Rouge, pour m’aider à m’accrocher à quelque chose. Tout est jaune et je me rappelle encore des mots de Mika Biermann : « Le soleil a rajouté du jaune dans l’après-midi fatigué, comme on mélange du safran dans la soupe pour adoucir le goût ». Adoucir parfois rend les choses bien fades.

 

La rage est montée en moi. Je voulais voir ses pommes. Les goûter avec les yeux. Mais ce ne sera pas pour cette fois. Je lâche prise et m’avance sans conviction.

Jusqu’à tomber sur une tâche rouge, celle des lèvres d’un enfant, puis des traits, rouges, qui marquent timidement les contours de corps de femmes. Mon esprit s’anime, les deux œuvres sont saisissantes … mais pas de Cézanne. La première est de Mario Sironi, la seconde de Fausto Pirandello, deux artistes italiens du Novecento, deux artistes inspirés par le maître. 

Sur le moment, j’éprouve une certaine douleur, celle de ne pas avoir été émue par celui que je suis venue voir mais par d’autres, des inconnus. Puis cette douleur se transforme en un sentiment de libération. Ma rencontre avec Cézanne ne sera pas pour aujourd’hui, certes, mais je chéris l’idée d’un fil qui lie les artistes à travers l’histoire. Des uns se nourrissent les autres. Et les suivants prendront la relève.

Le temps a alors une toute autre mesure.

 

"Le temps, ici, n'est pas une mesure. Un an ne compte pas: dix ans ne sont rien. Être artiste, c'est ne pas compter, c'est croître comme l'arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l'été puisse ne pas venir." (Rainer Maria Rilke).

Avec toute mon amitié,

Stéphanie.

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